je ne te réponds que très rapidement pour l'instantPalmier Dattier a écrit :1- Je trouve que « la polémique » déclenchée à propos des tribus de Misrata sur la nature et la place de l’islam et de l’islamisme dans nos sociétés maghrébines est tout simplement FORMIDABLE et démontre l’originalité de l’expérience populaire historique algérienne dans ses questionnements théoriques fondateurs.(voir les interventions et interrogations/réponses de Tayeb, Numidia et Tahiadiddou). Et puisque j’ai contribué à déclencher cette polémique, je souhaite répondre (de manière finale) à ceux qui m’ont interpellé (Fulcum/Anzar/Youce) sur le contenu de mon intervention afin de bien cadrer le sens théorique des qualificatifs que j’emplois et en particulier la définition précise de la catégorie relevant des sciences politiques qu’est « l’islamisme » ).
2- La philosophie était considérée au Xème (à l’époque ou Bagdad était le phare de la civilisation) comme la mère de toutes les sciences et la source de toutes les réformes. Il n’y avait pas de différence entre la métaphysique et ce qui deviendra plus tard les philosophies naturelles, puis les sciences naturelles. La Métaphysique fut considéré jusqu’au XVII siècle en occident (il n’y a donc pas si longtemps) comme la source de toute connaissance. Mais pour le Monde Arabe, cette séparation fut bien plus précoce ! Nous avons pu observer en parallèle au développement de la pensée métaphysique musulmane dès le IXème siècle, un début d’autonomisation de certaines disciplines comme l’astronomie ; les mathématiques ou la médecine sous l’influence avant gardiste de penseurs exceptionnels (arabes et perses : Habash El Hasib pour l’astronomie ; El Khawarizmi et les frères Moussa pour les mathématiques et Ibn Sina pour la médecine).
3- On ne fait pas suffisamment justice dan l’histoire du développement de ce qui fondera bien plus tard le corpus des matières dites « scientifiques » puis « dures » au rôle exceptionnel de Beit El Hykma et du Calife El Mamun dans ce début de séparation du corpus « scientifique » lié à la religion et celui lié à toutes les matières sujettes à « expérimentation » et « pragmatisme », méthodologies au cœur de la démarche scientifique telle que nous la connaissons aujourd’hui. Demain la démarche scientifique intégrera, avec l’évolution de l’espèce humaine, certainement d’autres notions cognitives que nous sommes incapables de penser pour le moment.
4- Cette autonomisation relative des mathématiques, de l’astronomie et de la médecine par rapport à la Religion (l’Islam étant considéré, à l’époque comme la source suprême des sciences prises sous l’angle de la connaissance divine, infinie en toutes choses) fonde la grandeur de la civilisation arabo-musulmane et nourrie la durabilité de ses expressions pré-étatiques ; c'est-à-dire califales.
5- Depuis cet âge d’or de l’Islam, décrit par Tabari, les questionnements sur les sources de la décadence arabo-musulmane ont taraudé les penseurs musulmans ; les exégètes en Islam ; c'est-à-dire en « sciences islamiques » et plus précisément les docteurs en « connaissances islamiques » avec la question centrales suivante : qu’est ce qui a déclenché la décadence arabo-musulmane ? Et donc un questionnement complètement tourné vers la tentative de reformulations fondatrices prises sous l’angle exclusif (mais pouvait il en être autrement ?) des instances culturelles et civilisationnelles.
6- Plusieurs penseurs musulmans ont tenté de trouver des réponses pour caractériser la décadence de « Beit El Islam » qui est encore très loin de la notion de Nation comme nous la pratiquons aujourd’hui. La réponse, la plus remarquable de notre point de vue fut celles apportée par Ibn Khaldun dans La Muqqadima, tentant de renouer dans une Méthodologie de l’Histoire avec la démarche pragmatique c'est-à-dire scientifique, caractéristique de ses illustres prédécesseurs. Pour moi Ibn Khaldun est moins un précurseur des sciences sociales modernes comme il est souvent affirmé par des chercheurs idéologues, qu’un digne héritier du « Qalam El Islam » ayant su se hisser la puissance de sa pensée au niveau de celle de ses illustres prédécesseurs que sont les Habash El Hasib, El Khawarizmi et Ibn Sina dans l’étude des « mœurs politiques » et des « civilisations » de son temps.
7- L’intrusion de La Nation au XVIII siècle (au sens contemporain du terme) fut celle de la machine à vapeur qui est une rupture technologique fondatrice. C’est, pour moi, la révolution industrielle qui fonde la Nation telle qu’elle existe aujourd’hui. Si les interrogations de « Beit El Islam » relèvent d’instances culturelles et civilisationnelles pour l’essentiel ; celles soulevées par la Nation relèvent des instances sociales et économiques induites par les bouleversements qu’entraine la machine à vapeur dans les rapports sociaux (le rapport inégal au travail) et d’accumulation primitive du capital. Cela débouche inéluctablement sur la domination des peuples «technologiques» qui ont maitrisé le syncrétisme du fer, de l’eau et du feu contre les peuples qui n’ont pas su le réaliser. Rosa Luxembourg, a eu la première, à cet égard des intuitions fulgurantes quant à la nature du colonialisme et de l’impérialisme se nourrissant du mouvement social européen porté par le Capitalisme et La Nation tels que nous les comprenons aujourd’hui.
8- Et c’est précisément ici que nait l’immense hiatus (et la polémique stimulante qui nous occupe) entre les tentatives de renaissances culturelles et civilisationnelles portées par « la pensée musulmane » et les « dynamiques nouvelles » (je n’emploierai pas le terme de « dynamiques modernes » car la modernité n’est pas seulement emprunte au capitalisme mais pouvait exister y compris dans les sociétés antiques) qui sont désormais celles engendrées par les logiques des instances sociales et économiques.
9- C’est dans ces articulations (des instances culturelles, civilisationnelles, sociales et économiques), provenant d’histoires des peuples et de progrès scientifiques et technologiques divers et différenciés que nait l’affrontement entre la pensée réformiste musulmane et celle matérialiste européenne prenant elles mêmes racines dans l’histoire de la pensée philosophique que j’ai succinctement décrite dans les points précédents, préalables indispensables à la compréhension de « l’islamisme » comme catégorie des sciences politiques.
10- Cet affrontement (entre « matérialisme occidental » porté par la révolution industrielle dans ses formes « capitalistiques pures et totales » et « pensée réformiste muslmane » soutenue par le « capitalisme marchand » expurgé de sa dimension scientifico-technologique) trouvera son point culminant en Algérie dans le combat forcément inégal du point de vue matériel mais O combien supérieur du point de vue spirituel, que livrera l’Emir Abdelkader au colonialisme colbertiste et jacobin français.
11- En puisant au sommet de la philosophie musulmane soufie incarnée par l’immense Ibn Arabi, l’Emir Abdelkader fonde véritablement une philosophie de l’effort et de l’action. Dans « Rappel à l’intelligent ; avis à l’indifférent » l’Emir Abdelkader proclame que l’homme a reçu de Dieu le don de la perfection. Il indique ainsi les voies d’une « Sharia Islamiya » ou les sphères de l’intelligence sont en connexion étroite avec l’élévation spirituelle. Si pour la France coloniale, l’Emir Abdelkader est un « fanatique mahométan », pour les tribus qui ne sont pas encore spécifiquement « algériennes » et qu’il réussit à fédérer autour de son action, l’Emir est le « défenseur de la Foi ». C’est donc au nom de l’Islam et non pas au nom
de la Nation ou de l’Etat (catégories se situant encore en dehors du champs de l’expérience historique Arabo-musulmane) que l’Emir Abdelkader offre une résistance combattante, intellectuelle et spirituelle tout simplement inconnue à son époque. L’Emir Abdelkader n’est pas le précurseur d’un Etat contemporain tel que veulent bien le décrire les idéologues du FLN mais le fondateur d’un Etat moderne et réformé qui se proclame musulman, protecteur et défenseur de « Beyt El Islam » dans le droit fil de la pensée pragmatique de « Dar El Hykma ». Pour ma part je suis quasiment certain, que l’Emir Abdelkader avait bien entendu une connaissance intime et profonde de Ibn Arabi (ce qui est attesté par ses très nombreux écrits) mais avait aussi lu et intégré la pensée « scientifique » de Ibn Khaldun.
12- J’encourage fortement les chercheurs à s’intéresser à l’influence intellectuelle que l’Emir Abdelkader sur des réformateurs muslmans tels que Djamal Eddine El Afghani ou Mohammed Abou. Et les réponses de ces deux fondateurs de la pensée islamique moderne du XIXème siècle à Ernest Rénan (qui pour sa part oppose « esprit scientifique » et « fanatisme musulman ») portent la marque de la réflexion originale de la pensée de l’Emir Abdlekader.
13- C’est donc fort de cette expérience de « la résistance historique islamique », organisée et rigoureuse de l’Emir Abdelkader que le mouvement national va puiser une partie de sa légitimité portée par les instances culturelles et civilisationnelles voulues par la mouvement El Islah. Les autres logiques qui nourriront le mouvement national seront par contre menées par les dynamiques sociales et économiques tirées de l’expérience prolétarienne de l’immigration algérienne.
14- Au cœur du colonialisme, les prolétaires algériens marqués par les courants de pensée syndicalistes établissent peu un peu un corpus théorique du nationalisme algérien moderne qui se lit en contre point du nationalisme jacobain français. En ce sens l’action de la revendication nationaliste algérienne dans l’immigration porte dès le départ la matrice idéologique de la révolution française alors que l’action d’un Cheikh Ben Badis se situe elle clairement dans le cadre de la pensée islamique dont nous avons dressé rapidement la dynamique historique.
15- Mohammed Harbi, Benjamain Stora (tous deux trostkystes mais se rattachant à la revendication du siècle des lumières du XIXème siècle français) et d’autres historiens comme Mahfoud Kaddache ( nationalistes qui ne renient pas Rousseau et Montesquieu) voient le mouvement national divisé en deux grandes tendances. La première tendance serait révolutionnaire (PPA, MTLD puis FLN pour faire court) et la seconde serait réformiste (Harakat El Ouléma et les communistes assimilationistes). Pour ma part, et ce pour répondre à Numidia, je dénonce cette catégorisation car en réalité elle cache les véritables fondements idéologiques et historiques qui ont procédé à la grande étincelle de Novembre.
16- L’essentiel des militants du PPA (donc les plus radicaux du point de vue de la révolution algérienne proclamant l’indépendance immédiate) vient de Haraket El Ouléma et ont été formés dans les zaouias que Ben Badis a tant contribué à rénover. Le renforcement de la personnalité nationale musulmane et arabe, dont Ben Badis, fils d’une grande tribu berbère (les sanhadji) fut le défenseur acharné a produit des générations de militants dont la personnalité de base est d’abord abreuvée à l’aune de la pratique de la récitation du Coran et des penseurs musulmans d’El Islah, héritiers idéologiques de l’Emir Abdelkader .
La proclamation du 1er Novembre se fait bien d’abord au nom de l’Islam comme principe premier : « BUT : L’Indépendance nationale par : 1) La restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. »
C’est donc bien au nom de l’Islam que le mouvement national appelle au redressement. Et c’est au nom de cet Islam que le mouvement national maintenant intégré dans les dynamiques économiques et sociales coloniales portées par le capitalisme moderne revendique sont autonomie totale.
17- C’est aussi au nom de l’Islam et de sa défense qu’un Amirouche (pour répondre à Tayeb) prend les armes. Idéologiquement Amirouche, n’a rien à voir avec un Abane Ramdane. Autant Amirouche a une observance scrupuleuse de l’Islam, autant Abane ne cache guère ses préférences laiques…françaises ? Et ce n’est guère un hasard si Amirouche arrive à dialoguer avec les frères révolutionnaires radicaux de la Wilaya II (la tendance arabo-islamiste de la révolution algérienne) car le dénominateur commun est bien l’Islam alors qu’un Abane Ramdane (présenté comme le théoricien démocrate par les tenants du siècle des lumières pour faire vite) s’affrontera violemment à eux sous couvert de combat contre le « féodalisme musulman »…On n’est pas très loin de la pensée d’un Renan cité supra. Aujourd’hui un Amirouche ne serait pas très loin des positions idéologiques d’un….Madani Mezrag (ex chef de l’ex AIS) aussi choquant que cela puisse te paraitre.
18- C’est donc l’affrontement des instances économiques et sociales (issues du capitalisme de la révolution industrielle) et des instances culturelles et civilisationnelles (portées par le courant des zaouias et de la réforme de la pensée musulmane) qui donnera naissance à deux visions différentes du fait national algérien. Le nationalisme du FLN est plutôt porteur de la première tendance (dont les idées sont finalement proches de la révolution française) mais nourri par les pratiques militantes en provenance de Harakat El Ouléma alors que la seconde tendance plus « islamiste » n’arrive pas à exprimer un corpus théorique difficile à construire (car devant embrasser des niveaux de complexité induites par la décadence arabo-musulmane conséquence de la marginalisation des sphères scientifiques et technologiques dans la pensée musulmane).
C’est ce débat qui divise encore aujourd’hui les tenants des lignes nationalistes (logiques économiques et sociales) d’une part et des lignes islamistes (logiques culturelles et civilisationnelles) d’autre part avec en sus un élément nouveau, caractéristique des logiques de la mondialisation à savoir la question démocratique. C’est à ces dynamiques très profondément enracinées dans notre Peuple que l’Etat algérien doit synthétiser de manière novatrice au risque de provoquer des déséquilibres qui risqueront de l’emporter.
Il ne me reste plus qu’à remercier les tribus de Misrata de m’avoir donné l’occasion de replacer dans leur contexte les catégories d’ « islamisme politique », composante essentielle du Maghreb que j’ai mis en avant pour mieux expliciter mon refus absolu du bombardement de la Libye.
mais pour alimenter le débat:
point 11
l'émir a également parler de "watan" dans ses écrits, cette dimension n'est pas celui de Nation telle qu'on l'entend aujourd'hui, mais elle dénote bien d'un concept très riche, plus que ne veulent le faire croire certains chercheurs qui cherchent et enfermer l'émir dans une représentation religieuse à l'exclusion du reste
point 14
je pense que tu fais un bon trop rapide entre le mouvement tribal et traditionnaliste vers un mouvement syndicaliste et prolétaire
toute la phase 1866 - 1910 a été marqué par de profonds changements sociétaux en Algérie qui sont eux aussi des éléments fondamentaux de la pensée nationaliste, loin du syndicalisme
les points que tu soulignes dans tes divers points notamment en parlant de l'émir ou de Ben Badis : ce n'est pas de l'islamisme proprement parlé avec la connotation actuelle, (càd séparation entre temporelle et spirituelle combattu par une volonté d'intégrer la religion dans tous les champs institutionnels) puisque la notion de nationalisme et de foi n'est pas séparé de la notion politique à l'époque et que ce phénomène n'était pas inclus dans la pensée résistante de façon aussi dichotomique qu'elle l'est aujourd'hui
je n'ai peut être pas compris tout ce que tu as dit, mais je ne pense pas qe tes comparaisons sont possibles de façon si raccourcis
comparer les nationalistes d'hier avec l'Ais d'aujourd'hui (point 17) est totalement une manipulation intellectuelle et un faux argument
idéologiquement ils sont très différents, Mezrag est pour une confrontation et un internationalisme, pas de nationalisme, pas de frontière
alors que la dimension nationaliste de Amirouche est incontestable
je pense que tu joues à un effort intellectuel de comparaison dangereux et faux, très déformant qui touche (pour moi et vraiment désolée de te le dire au révisionnisme)
cette amalgame entre islamistes des années 90' et nationalistes de la Révolution est contestable sur les bases mêmes de de leur nature et de leur idéologie respective
entre un islamisme international des uns et un combat pour la souveraineté nationaliste et une indépendance nationale pour les autres en se basant sur toutes les valeurs intrinsèques
point 15
1) je n'ai pas séparé les 2, pour moi ils sont tous 2 intégrés à la pensée émancipatrice et fondatrice de notre Nation, j'ai dit qu'il existait un débat jusqu'à aujourd'hui et pour longtemps encore. D'aileurs ces 2 dimensions sont en synergie avec beaucoup d'autres, nous n'avons pas abordé la valeur culturelle et identitaire dans son ensemble et notamment l'aspect unificateur de la Nation par l'affirmation de sa richesse ethnique et culturelle
2) je pense que en fait il n'y a pas eu de ligne droite séparant les 2 mais il y a des moments et/ou des personnes qui ont plus travaillé et oeuvré en se basant sur l'un ou sur l'autre. je ne crois pas à la séparation de ces 2 dimensions de façon si nette, ce serait méconnaitre la nature humaine et a complexité historique et ce serait plus une schématisation et caricature intellectuelle
en te lisant je pense que c'est plutôt toi qui affirme une dichotomie entre les 2 dimensions (nationalisme et islam), la complexité et la diversité des tenants du mouvement réistant et de la Révolution les fils étaient imbriqués et étaient aussi composés de beaucoup d'autres éléments d'ailleurs
point 16 et 18
il manque le passage que je symboliserait schématiquement par Cheikh elHaddad, qui lui allie complétement et consciemment émergence d'un nationalisme affirmé et revendication identitaire avec comme vecteur la religion
le FLN est le fruit de plusieurs confrontations idéologiques et de nombreuses interrogations
il est aussi le fruit de ce que pensaient nos anciens qui pour certains il est vrai ont été instruit par la République française notamment sous la IIIième, donc la pire des phases de déculturation
cependant et cela je pense que tu le sais, la pensée issue de la tradition républicaoine et révolutionnaire française est surtout portait par des Ferhat Abbas qui a nié la possibilité de l'identité algérienne dans les années 40' pour ensuite après un effort d'introspecton et de recherche a compris toute son erreur
Ferhat Abbas écarté par les Révolutionnaires justement car jugé trop proche de la vision républicaine française
tu as une vision jacobine ou islamisante de l'histoire de la résistance, il faut ajouter une profondeur réelle la dimension populaire et traditionnelle (celle qui allie sentiment identitaire et valeurs fondamentales), l'action du terrain qui a beaucoup contribué à construire la nationalisme algérien
je ne pense pas que les choses soient aussi segementés et séarées que tu ne le présentes