PROMOTION BOURGUIBA, 25 septembre 1956, La naissance d’une armée

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Le Kairouanais
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PROMOTION BOURGUIBA, 25 septembre 1956, La naissance d’une armée

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Par Colonel (r) Boubaker BENKRAIEM*
25 septembre 2016
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il y a de cela soixante ans, jour pour jour, qu’une centaine de jeunes tunisiens (108 exactement), admis parmi mille candidats, se sont présentés à la caserne Forgemol, devenue depuis caserne de Bab Saâdon, pour s’engager dans l’armée et vivre une carrière passionnante, audacieuse, fascinante, périlleuse, exaltante et pour certains, historique. En effet, en ce jour du 25 septembre 1956, c’est seulement depuis six mois que la Tunisie est devenue un pays indépendant et souverain. Et trois mois plus tôt, le 24 juin 1956, le noyau de l’Armée nationale tunisienne composé de quelque quinze cents militaires tunisiens servant dans l’Armée française et volontaires pour un transfert à l’Armée tunisienne et renforcés de trois à quatre cents soldats de la garde beylicale, a défilé sur l’avenue Gambetta devenue, depuis, l’avenue Mohamed V.
Ces jeunes tunisiens patriotes, nationalistes et ayant choisi ce métier par vocation, se sont envolés, le 1er octobre 1956, pour la France, après avoir défilé dans les principales artères de Tunis, pour rejoindre la prestigieuse Ecole spéciale militaire inter-armes de St-Cyr Coëtquidan et devenir la 1°promotion d’officiers de la Tunisie indépendante. Il y a de cela soixante ans et c’est, vraiment, comme hier.
Je ne peux m’empêcher de le dire, haut et fort, et de rendre un vibrant hommage à nos anciens, la trentaine d’officiers qui ont composé ce noyau de l’Armée tunisienne naissante. En effet, sans avoir fait les Grandes écoles militaires, ils ont pu et eu le mérite de mettre sur pied, organiser, administrer et commander une armée qui devait immédiatement et sans délai faire face à de nombreuses difficultés : la première, d’ordre interne, provoquée par l’opposition youssefiste, et la seconde, à la protection de nos frontières ouest. En effet, les troupes françaises stationnées en Algérie et que combattait l’Armée de libération nationale algérienne depuis plus d’un an et demi, voulaient, à chaque fois, punir la Tunisie qui, non seulement soutenait la lutte de l’Algérie pour son indépendance mais encore, hébergeait sur son sol, tout en l’affirmant, des milliers de moujahidines de l’ALN qui venaient s’organiser, s’équiper, se former et retourner combattre l’armée d’occupation.
Je pense qu’il y a lieu de rappeler, avec fierté, que l’Armée tunisienne, est l’une des rares armées au monde à s’être formée, organisée et développée sans assistance étrangère et très peu d’armées peuvent s’enorgueillir d’avoir osé pareille aventure, d’avoir réussi pareil défi et d’avoir accompli pareil challenge. Ceci était essentiellement motivé par le fait de l’existence, sur notre sol, et de nombreuses casernes françaises et de non moins nombreux camps de l’ALN algérienne.
Arrivés à l’Ecole de St-Cyr, situé à Coëtquidan en Bretagne, nous avons trouvé nos camarades marocains, venus deux fois plus nombreux que nous pour le même objectif. Nous avons, aussi, fait connaissance avec une quinzaine d’élèves officiers algériens, servant sous titre français et qui, pour la plupart, déserteront, deux années plus tard, et rejoindront Tunis, avec des passeports tunisiens, pour se mettre à la disposition de la résistance algérienne. L’un d’eux, feu le Lt Abdelmajid Lellahom qui est devenu mon ami puisqu’il se trouvait en Tunisie, dans le même secteur que moi, a commandé l’Ecole des cadres implantée à la ferme Beni, à 15 km du Kef. Il sera, quinze ans plus tard, ministre du Tourisme et puis Secrétaire Général de la Présidence de la République, avec feu le président Haouri Boumedienne.
Etant donné l’urgence de notre retour en Tunisie, le commandement tunisien décida que les deux tiers de la promotion suive une formation rapide. C’est ainsi qu’après une formation inter-armes, nous avons été répartis sur les Ecoles de spécialités : Infanterie- Arme blindée et cavalerie- Artillerie-Transmissions-Génie et Train.- Mais avant de rejoindre les Ecoles de spécialité, il fallait se conformer aux traditions de l’Ecole et choisir le nom de la promotion. Celui-ci doit être sélectionné soit parmi les hommes illustres qui ont marqué l’histoire du pays, soit d’un évènement historique ou d’une grande bataille. Notre choix s’est porté, après de longues discussions, sur le nom du Leader Habib Bourguiba qui était, à ce moment-là, le Premier ministre du Bey. L’unanimité s’est faite sur son nom pour les raisons suivantes et contre lesquelles personne ne s’opposa, jugeant, tous qu’il a été, entre autres:
1-le Fondateur de l’Etat tunisien moderne,
2-l’Emancipateur de la femme avec la promulgation, dès 1956, du Code du statut personnel, unique dans le monde musulman,
3-et celui qui a généralisé l’enseignement qui deviendra obligatoire pour les garçons comme pour les filles et gratuit pour tous.
L’insigne de Promotion que nous devons porter sur la tenue doit comporter, obligatoirement, les trois éléments suivants : le V de victoire, le sabre, signe particulier de l’officier, et le casoar (les plumes blanches et rouges fixées sur le shako, une casquette spéciale).
Notre retour en Tunisie eut lieu en plusieurs groupes selon les armes, et ce, de fin octobre 1957 à fin janvier 1958. Les premiers groupes ont reçu leur grade, celui de sous-lieutenant, le 31 octobre 1957, lors d’une cérémonie officielle organisée au Palais de la Rose à La Manouba, et présidée par le Président Habib Bourguiba, président de la République depuis trois mois et Chef suprême des forces armées. Dans la foulée, nous avons été affectés, pour la plupart, dans les Unités combattantes stationnées sur la frontière algéro-tunisienne pour commander, sans aucune période d’adaptation, des secteurs et des postes frontaliers. Ces postes dont le nombre et l’effectif variaient selon les circonstances, l’implantation des postes de l’autre côté de la frontière ainsi que sur leurs activités dans la zone. Certains, parmi nous, se sont trouvés à la tête d’une centaine d’hommes, alors qu’ils n’étaient supposés, compte tenu de leur grade, ne commander qu’une section, c’est-à-dire, trente hommes. Quel dynamisme, quel courage et quelle foi avaient ces jeunes sous-lieutenants, dont l’âge variait entre vingt et vingt-cinq ans qui, habitués aux exercices d’école, devaient, du jour au lendemain, faire face à des situations réelles de combat, d’accrochage, de pose de mines sur nos pistes frontalières, d’incursions de troupes françaises en territoire tunisien, poursuivant des éléments de l’ALN ou recherchant des renseignements concernant leurs camps, leurs effectifs, leur situation logistique, leur moral et leurs projets. Ainsi, nous avons eu droit, très rapidement à notre baptême du feu. Cependant, très peu parmi nous ont été affectés dans des Centres d’instruction et là, il fallait faire preuve d’ingéniosité pour simuler, lors des petits exercices de combat, les tirs de mitrailleuses ou d’armes automatiques, et ce, par le ronronnement du sifflet d’arbitre car les armes collectives dont on avait besoin et qui, par ailleurs, n’étaient pas fort nombreuses, étaient réservées aux postes frontaliers. Faut-il rappeler que, par solidarité avec la France, l’Occident refusa, au début, de nous vendre des armes, craignant qu’elles soient fournies à l’ALN algérienne. Cependant, certains camarades, pour pallier à l’absence d’armement lourd dans leurs postes et pour impressionner le poste implanté en face, installaient de nuit, des tuyaux de canalisation peints en vert olive, et ce, dans le but de faire croire à l’existence d’un canon de gros calibre.
Quels souvenirs ne garderons-nous pas de nos jeunes soldats appelés affectés à ces postes et qui se sont comportés avec un courage digne de grands baroudeurs, de ce poste d’oued Zana (entre Sakiet et Touiref ), implanté un soir vers minuit parce que la situation de nos compatriotes du coin l’exigeait, de ce poste de Bir Hamida ( région de Kalaât Senan, non loin de la frontière) implanté un jour de l’Aid El Kebir et qui a été, quelques jours seulement après son implantation, attaqué par des Harkis venus du poste d’en face à El Meridj, en Algérie, qui se sont aussitôt repliés, étant donné la riposte fulgurante de nos hommes, laissant deux morts sur le terrain ? Aussi, comment peut-on oublier la période que nous avons passée ainsi que plusieurs de nos camarades affectés sur la frontière avec le minimum de commodités et de confort et qui avons partagé, entièrement, le même mode de vie que nos soldats. Je citerai l’exemple de notre camarade de promo, feu Abdelhamid Escheikh, le premier de la promotion à avoir atteint le poste prestigieux de Chef d’état-major de l’Armée de terre, seize ans plus tard, en 1974 : devant occuper, en 1958, avec sa section, le poste de Tamesmida (gouvernorat de Kasserine) situé dans un carrefour important contrôlant une vaste plaine dénudée, il a été obligé de creuser, avec ses hommes, un sous-terrain qu’il a, tant bien que mal, aménagé et où il y passa toute une année. Là, le dénuement était total, et le soir, il utilisait des lampes tempêtes avec un rationnement de pétrole insuffisant. Pareils exemples peuvent se compter par dizaines.
Que d’évènements, que d’émotions ont vécu nos valeureux soldats occupant les postes d’Ain Messaouda, d’Ain Baccouche, de Babouche, d’Hammam Bourguiba, d’Adissa, de Roui3i, d’Ain Sarouia, d’el Ghourra, de Sraia, d’Ain Soltane, de Zini Zini et de Ouchtata du gouvernorat de Jendouba (2e Btn) ; d’Ain Zana, d’Oued Zitoun, d’Ain Oum Jeraa, de Sakïet Sidi Youssef, d’Ain Karma, d’Oued El Maleh, d’El Biar, d’El Gouaten, de Sidi Ahmed, de Bou Ghanem, d’El Falta, de Bir Hamida, et de BouJabeur du Gouvernorat du Kef (8e Btn); de Loubira, de Sraï, de Hydra, de Rmila, de Ain Bouderiass, de Tamesmida, de Dernaya, de Kchem el Kelb, de Telept, de Bordj Oum Ali, et de Feriana du Gouvernorat de Kasserine (3e Btn) ; d’Oum El-Ksab, de Foum el Khanga, de Mides, de Tamerza, de Chbika, de Redeyef, de Metlaoui et de Hazoua du Gouvernorat de Gafsa (4e Btn) ; et à partir de l’automne 1958, après l’évacuation des troupes françaises des zones sahariennes, suite à l’accord conclus avec le Général de Gaulle, revenu au pouvoir depuis quelques mois, et l’implantation des Unités sahariennes tunisiennes au Sahara, à Rjim Maâtoug, à Bir el Gounna, à Ksar Ghilane, à Bir Aouine, à Bordj Lebœuf devenu Bordj Bourguiba, à Remada, à Dhibat, à Garâat Sabeur, à Tiaret, à Mchiguig, et à Fort Saint devenu Bordj el Khadra du gouvernorat de Médenine (Groupement Saharien).
Quel grand mérite ont eu ces jeunes recrues de la classe 1958/1 qui, appelées pour servir une année, ont été maintenues durant deux années supplémentaires, avec la paie d’appelé, sans qu’aucune manifestation d’indiscipline, de mauvais esprit ou de contestation ne soit signalée !!
Notre retour coïncida, à quelques semaines près, avec un évènement qui fera accélérer le cours de l’histoire : en effet, le samedi 8 février 1958, les troupes françaises stationnées en Algérie, voulant punir la Tunisie, pour le soutien sans faille qu’elle apporte à la cause algérienne, et faisant fi de toutes les lois et règles internationales qui régissent les relations entre les Etats, bombardèrent, durant le jour du marché hebdomadaire, le village frontalier de Sakiet Sidi Youssef. Il y a eu des centaines de morts et de blessés civils tunisiens et algériens dont un grand nombre d’écoliers. Le gouvernement tunisien, profitant, avec beaucoup de subtilité, de cette agression caractérisée, ordonna de dresser des barrages devant toutes les casernes françaises. Il leur a aussi interdit tout mouvement sur le territoire national et exigea le départ de toutes les troupes françaises. Ainsi, la question de l’évacuation est d’ores et déjà posée, deux ans à peine après l’indépendance. La mobilisation générale et la campagne de presse qui s’en suivirent, débouchèrent sur la bataille de Remada, le 25 mai 1958, et au cours de laquelle nous avons perdu l’un des chefs de la résistance armée, le chef Mosbah Jarbou3. La bataille de Remada a été provoquée par la non-observation, par le Colonel Mollot, commandant les troupes françaises stationnées au Sahara et dont le Poste de commandement était à Remada, des instructions du gouvernement tunisien quant à l’interdiction faite à l’Armée Française de quitter ses cantonnements. En juin 1958, le Général de Gaulle a été rappelé au pouvoir et investi par l’Assemblée Nationale Française comme Président du Conseil. L’une de ses premières actions a été l’ouverture de négociations avec la Tunisie et le Maroc pour le règlement des problèmes en suspens. En effet, un accord est rapidement signé, stipulant l’évacuation de toutes les troupes françaises stationnées en Tunisie, au plus tard le 1°octobre 1958, à l’exception de Bizerte.
En seulement quelques mois, nous avons, nous les officiers de la 1ère promotion, vécu des évènements et des situations auxquels nous n’étions ni préparés, ni habitués, mais qui nous permirent d’enrichir notre expérience, de parfaire notre formation et d’acquérir des connaissances et un savoir faire qui ne peuvent être enseignés dans aucune école militaire.
C’est d’ailleurs dans ces zones frontières que nous avons fait connaissance, les uns et les autres, avec les chefs de la résistance algérienne dont les colonels Mohammedi Said, Tahar Zbiri, Haouari Boumedienne, les commandants Chedli ben Jedid, Ben Salem, Mohamed Zerguini, Abdelkader Chabbou, Slimane Offman, Ben Cherif, Abdelmoumen, Khelil, Bou Zada, Salim Saadi, Hamma Loulou, Yahiaoui, Bouthella, etc….et qui gouverneront, quelques années plus tard, l’Algérie indépendante. Il y a lieu de rappeler que les combattants de l’ALN cantonnés en Tunisie, plus connus sous le nom de l’Armée des frontières dont l’état-major était implanté à Ghardimaou, occupaient des camps, plus ou moins proches des frontières compte tenu du terrain, dans les trois gouvernorats du nord- ouest tunisien, ceux de Jendouba, du Kef et de Kasserine et allant de la mer méditerranée, au nord, jusqu’au Djebel Chaâmbi, au sud. Pour se protéger du froid et de la chaleur, ils laissèrent le Chaambi comme un morceau de fromage de gruyère tellement ils avaient creusé des grottes pour se protéger du froid et de la chaleur, ces grottes que l’ancien Directeur général de la sûreté nationale, Zinelabidine Ben Ali, avait voulu, à un certain moment, détruire et que la Direction du patrimoine, arguant du fait que celles-ci font partie de notre patrimoine, s’y opposa fermement et nos concitoyens savent à quoi elles ont, malheureusement, servi cinquante ans plus tard. On aurait pu garder quatre ou cinq grottes en l’état et supprimer les deux cents à deux cent cinquante autres en les bouchant, ou en les dévastant.
Cette période des frontières (1956-62), bien qu’elle ait été pénible, coûteuse et sanglante pour le peuple tunisien en général et pour les populations frontalières en particulier, a été très bénéfique pour nous, jeunes officiers : en effet, elle nous a vite aguerris, elle nous a appris à faire face à des situations de crise et de combat, à prendre des décisions immédiates et à devenir, très rapidement, des chefs.
Mention spéciale à nos sous-officiers, les cadres d’exécution qui, normalement, et compte tenu de leur statut, ne devraient pas commander des postes isolés, mais, par manque de cadres officiers, le commandement les a autorisés à le faire et ils ont été remarquables de correction, de sérieux, de compétence et de dignité et ils n’ont jamais usé de cet abus d’autorité tant redouté. Au contraire, ils ont encouragé la population du coin à demeurer sur place et à travailler leurs terres malgré l’insécurité et les dangers existants.
Les conditions de vie des jeunes officiers, dans les postes frontaliers, n’étaient pas différentes de celles de la troupe : ni le manque de confort, ni l’usage fréquent des abris et des casemates et des tranchées pour nous protéger des balles perdues lors d’accrochages entre les combattants ALN et les troupes françaises implantées tout près de la frontière, ne nous ont démoralisés. D’ailleurs les postes français implantés non loin de la frontière étaient attaquées malgré les consignes des autorités tunisiennes. Aussi, ni le manque de moyens de transport nous permettant de rendre souvent visite à nos différents postes frontaliers, ni la gamelle que nous partagions avec nos soldats qui avaient presque le même âge que nous, ni la rareté des permissions, ne nous ont découragés un tant soit peu et n’ont jamais entravé notre détermination et notre volonté à remplir convenablement et correctement la mission noble et sacrée qui nous était confiée…
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