Système de défense et installations militaires en Tunisie à l’époque ottomane

De l'époque numide aux temps modernes.

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Le Kairouanais
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Système de défense et installations militaires en Tunisie à l’époque ottomane

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Les attaques répétées des Européens sur les côtes barbaresques poussèrent les Ottomans à renforcer la défense de leurs possessions occidentales. Ils dotèrent les villes de remparts et d’arsenaux et édifièrent une multitude de nouveaux retranchements. Le développement de l’artillerie et des armes à feu portatives les poussa, également, à leur opposer de nouvelles techniques de fortification. Ils abandonnèrent ainsi les hautes enceintes médiévales en pierre au profit des bastions rasants édifiés en terre pilonnée, dotés de larges ouvertures destinées à recevoir les bouches à feu.

Cet effort toucha toutes les côtes, notamment les principaux points stratégiques, à l’instar de Bizerte, le plus grand point d’attache de la marine tunisienne, et de Tabarka, tirée de sa profonde léthargie par l’arrivée des corailleurs génois. D’autres fortifications virent le jour à Kélibia et Hammamet, métropoles du Cap Bon, à Sousse, Monastir et Mahdia, principales agglomérations du populeux Sahel, ainsi qu’à Sfax et Djerba, dans les franges méridionales de la régence.

À l’intérieur du pays, les ouvrages défensifs des grandes agglomérations, comme Béja, Kairouan, Gafsa, furent restaurés et reçurent un complément de fortifications. Le Kef, véritable verrou sur la voie stratégique qu’empruntaient les armées algériennes, bénéficia d’un soin particulier. La vieille citadelle fut dotée de deux nouveaux retranchements en 1601 (le petit fort) et en 1675 (le grand fort). Vers 1739-40, Ali Pacha ferma la cité elle-même d’une puissante enceinte. Tous ces édifices furent consolidés et restaurés par Hamuda Pacha, en 1806.

Tunis fut souvent la cible des déprédations de l’armée algérienne et des bombardements des flottes chrétiennes. Cette menace constante obligea les nouveaux maîtres ottomans à accorder une place de choix à la défense de cette place forte ainsi qu’à celle de la Goulette, son avant-port. Les deys, ainsi que les beys, restaurèrent les remparts de la capitale, rénovèrent leurs portes et les flanquèrent de bastions et de forts d’arrêt. L’arsenal fut à son tour transféré à la Goulette. Pour assurer la protection de cette dernière, la citadelle espagnole fut restaurée et flanquée d’un nouveau retranchement.

 

 

Les enceintes urbaines

 

La plupart des cités ottomanes de Tunisie (Hammamet, Sousse, Monastir, Sfax) étaient des villes fermées, clôturées de remparts remontant aux époques précédentes. Les nouveaux maîtres du pays se contentèrent souvent de restaurer ces retranchements qui n’avaient pas beaucoup souffert au cours du conflit hispano-ottoman, et les dotèrent de nouvelles portes, de bastions et de redoutes armées de bouches à feu. Les enceintes du XVIe siècle étaient, en outre, renforcées de fossés. Ces ouvrages eurent tendance à disparaître et furent par la suite remplacés par des demi-lunes et des plates-formes d’artillerie. Mais la principale mutation fut, incontestablement, le recours à la terre pilonnée. Un parement de pierre évitait la dégradation de ce coffrage sous l’action de l’humidité et de la pluie. Ce matériau révolutionnaire fut utilisé au début de l’occupation ottomane à Bizerte ; il est également attesté dans l’enceinte de Tunis, réédifiée sous le règne de Hamuda Pacha (1782-1814).

L’étude des retranchements de Tunis peut nous brosser un tableau assez vivant sur la fortification urbaine. Les enceintes de la madina et des faubourgs, héritées de l’époque hafside, furent à maintes reprises restaurées par Sinan Pacha et ses successeurs. Pour financer ces travaux, ils créèrent une redevance particulière appelée ada al-sur (taxe des remparts). Ces ouvrages bénéficiaient, en outre, de plusieurs biens de main-morte (habous) dont les revenus servaient à l’entretien de leurs courtines et de leurs bastions.

Afin de s’opposer aux attaques algériennes, Ali Pacha avait entrepris à Tunis d’importants travaux de fortification. Il ordonna, selon Saghir ibn Yussif,   « de creuser entre les remparts et les maisons de la ville un fossé… Il somma ensuite les ouvriers de restaurer les courtines, surtout la base, en les couvrant d’une couche de chaux et de sable ». L’enceinte des faubourgs fut l’objet d’une attention particulière de la part de Hamuda Pacha qui la renforça de nouveaux bastions et de divers organes de défense. Un acte de waqf, daté de 1217/1803, constitué par ce monarque au profit des remparts de Tunis atteste qu’il « avait élevé dans la capitale des forts qui font le tour de la cité, destinés à défendre ses alentours. Il entama l’édification d’une seconde muraille pour entourer la ville et ses deux faubourgs. Au profit de ces fortifications, il constitua en waqf des biens fonciers et immobiliers dont la rente sera dépensée pour les entretenir ». Le document énumère ensuite la liste des saillants d’angle, des bastions flanquant la courtine et les portes, et des forts défendant les approches de la cité.

Les agglomérations moyennes, ainsi que le villes et les bourgades andalouses, étaient également dotées de murailles. Ces dernières se distinguaient, cependant, de celles des grandes métropoles par leur aspect irrégulier ainsi que leurs fortifications rudimentaires formées, le plus souvent, d’une simple courtine attenante aux murs aveugles des maisons périphériques. Ces ouvrages, destinés à lutter contre les descentes des tribus nomades, disparurent au XIXe siècle, suite au recul de cette menace. Ils nous sont connus par les sources littéraires et la toponymie qui nous ont conservé les noms des portes. Dans des villes comme Soliman, al-Alia, Tébourba et Testour, leur ancien tracé est matérialisé par un boulevard de ceinture séparant le noyau historique des quartiers modernes.

 

Les citadelles

 

La qasaba constituait le réduit central et la clef de voûte du système de défense urbaine à l’époque ottomane. Elle formait parfois une véritable ville haute militaire et aristocratique, puissamment fortifiée, abritant la résidence du maître des lieux et un détachement permanent de soldats affectés à sa garde. La Kasbah de Tunis, héritée des Hafsides, couvrait une superficie de huit hectares et abrita le siège du gouvernement jusqu’au règne des beys mouradites qui l’abandonnèrent au profit du palais du Bardo. Son enceinte fut restaurée par le beylerbey d’Alger, ‘Uldj Ali, puis par Sinan Pacha, qui la dota d’une poudrière attestée jusqu’au XIXe siècle. Cet ouvrage continua, malgré le départ de la cour, à être entretenu au XVIIe et au XVIIIe siècles. Les bastions octogonaux qui le flanquaient datent du règne du dey Mustapha Kara Kuz (1665-1667).

Sa mosquée fut, par la même occasion, affectée au rite hanéfite officiel. De ce sanctuaire, « qui abritait les chronométreurs, on indiquait aux autres oratoires, par des signaux spéciaux, le début du jeûne et de sa rupture, ainsi que l’heure de toutes les autres prières, de jour et de nuit ».

La plupart des villes tunisiennes étaient dotées de citadelles remontant, à l’instar de celle de Tunis, au Moyen Âge et parfois à l’époque byzantine. La citadelle de Bizerte formait une véritable petite ville royale. Celles de Hammamet, Sousse, Monastir, Sfax, Béja, Gafsa et le Kef étaient moins étendues et épousaient la forme d’une grande forteresse dominant la cité et abritant une garnison de soldats ottomans commandés par un agha. À Mahdia et à Djerba, les forts d’al-bordj al-Kabir et de Ghazi Mustapha jouaient le rôle du réduit central d’un système de défense polygonal dépourvu d’enceinte urbaine.

 

Les casernes

 

Dès le début de leur règne, les Ottomans créèrent à l’intérieur de Tunis un réseau de casernes (qishla) destinées à abriter leurs troupes. D’après Ibn Abi Dinar, Yussif dey (1610-1637) « édifia plusieurs fondouks pour le logement des jund ». Il mentionna, également, que la Madrasa (école) al-Muradiya, voisine de la mosquée Zitouna et du souk al-Rba‘, était à l’origine un lieu de casernement transformé par la suite, sous le règne de Ali bey (1666-1675), en établissement scolaire doté d’un imam, d’un maître d’école et de plusieurs chambres destinées aux étudiants.

Le registre des habous des qishla(s) de Tunis, daté de safar 1210/août 1795, énumère dix-neuf casernes (appelée khan ou funduq) s’élevant aux environs de la Kasbah, dans les souks d’al-Sakkadjine, des Djerbiens, d’al-Kbabdjiya, d’al-Znaydia et d’al-Attarine. Une grande densité est attestée aux abords de Bab Manara et des mosquées d’al-Qasr et de la Zitouna. D’après l’acte de ce waqf, le prince husseinite Hamuda Pacha constitua une multitude de biens-fonds destinés à servir « à la restauration des dix-neuf khan(s) qu’il avait édifiés, achetés, échangés, hérités des règnes précédents, et même ceux qui seront construits ultérieurement, et qui sont affectés au logement de la glorieuse armée. La rente du habous sera dépensée pour le ravalement, l’entretien des toits, la réparation des serrures, la vidange des fosses septiques et l’enlèvement de leurs déchets, ainsi que toutes autres restaurations. Le reste devait servir au payement des soldes des hommes qui montent la garde dans les vestibules ».

Les casernes encore conservées à Tunis, à l’instar de celle d’al-Attarine, forment de simples édifices utilitaires, sobres, faiblement décorés et dépourvus d’organes de défense. Elles s’apparentent, par leur aspect architectural, aux grandes demeures et aux funduq(s) de la médina. Une porte unique donne accès à un vestibule débouchant à son tour sur le patio bordé de deux étages de chambrées, précédées, vers l’extérieur, de portiques dont les arcs sont supportés par des colonnes de pierre surmontées de chapiteaux. Des magasins, un réfectoire et un oratoire étaient souvent aménagés au niveau inférieur.

 

Forteresses, forts d’arrêt et techniques de fortification

 

Aussitôt devenus maîtres du pays, les Ottomans élevèrent de nouveaux retranchements, restaurèrent et adaptèrent à leur stratégie les fortifications héritées des Hafsides. Dès 1534, Kheireddine édifia, en effet, à la Goulette, une solide citadelle équipée de réservoirs d’eau et de magasins. Une trentaine d’années plus tard, Dragut dota l’île de Djerba d’une ceinture de fortins commandés par la citadelle de bordj Ghazi Mustapha (Houmet al-Souk) dont les fortifications furent augmentées. Ce dispositif se complétait par un système de signalisation constitué de signaux optiques allumés au sommet des minarets des mosquées (masajid al-shatt) qui jalonnaient le littoral.

Les courtines des enceintes urbaines furent à leur tour renforcées de nouveaux bastions d’artillerie (bordj). D’après le registre du waqf des remparts de Tunis, cet ouvrage était, à l’époque de Hamuda Pacha, flanqué de douze saillants : les bordj(s) de Bab al-Khadra (al-kabir), Yussif Sahib al-Tabi‘, Sidi Yahya al-Slimani, Bab Sidi Abd al-Salam, Bab Abi Sa‘dun, Sidi Qasim al-Djalizi, Annaba, Sidi Ali al-Gurdjani, al-Musalla (connu sous le nom de Djama‘ al-Sultan), Bab al-Falla, Bab Aliwa, Bab al-Bahr.

De nombreux retranchements, appelés aussi bordj(s), défendaient les approches des grandes agglomérations. Le waqf sus-mentionné cite six forts d’arrêt aux abords de Tunis : les bordj(s) de Zwara, al-Rabta, Flifil, Ali Rayis, al-Sayyida al-Mannubiya, al-Mnizah (bordj al-Djadid). Ils étaient équipés de magasins pour le stockage des provisions et des munitions, de citernes et de puits. Leurs bastions étaient édifiés à l’aide de terre pilonnée. Ce matériau entrait également dans la construction des courtines, dont la grande épaisseur (dépassant parfois dix mètres) leur donnait l’apparence d’une masse compacte difficile à démanteler.

Ces forts présentent un tracé dont beaucoup d’organes rappellent l’architecture militaire ottomane d’Orient et les retranchements bastionnés de l’Europe chrétienne. Des demi-lunes, équipées de bouches à feu pour le tir rasant à fleur d’eau, renforcent le corps de place dans deux forts de Ghar el-Melh, édifiés au XVIIe siècle (bordj al-Wustani et bordj Tunis). Un dispositif analogue est attesté dans le petit fort (bordj al-Kharita) édifié vers la même époque par le dey Ahmad Khudja à la Goulette. Des bastions droits, en forme de fer de lance, équipés de bouches à feu, donnaient aux citadelles espagnoles de Tunis (Nova Arx), de la Goulette et de bordj Ghazi Mustapha (Djerba) une forme étoilée. De ce tracé dérivaient les fronts tenaillés des forts turcs de bordj al-Andalus à Bizerte (connu sous le nom de fort d’Espagne) et de la Kasbah de Tunis.

Ces édifices s’ordonnaient souvent autour d’une cour centrale équipée de citernes et d’un puits. Leurs dehors étaient souvent constitués d’une série d’ouvrages extérieurs, notamment une baie percée de petites embrasures pour les canons et de meurtrières destinées aux armes portatives.

 

Ports et arsenaux

 

Les Ottomans firent développer, notamment au XVIIe siècle, une marine relativement puissante destinée à protéger le pays des descentes des flibustiers européens qui ravageaient ses côtes et réduisaient ses habitants en esclavage. Outre les apports de l’Orient ottoman, les Morisques chassés d’Espagne et les renégats chrétiens contribuèrent largement à cette renaissance maritime. Les aventuriers hollandais et anglais apportèrent à Tunis une technique plus évoluée de la voile. Sous leur impulsion, les gros vaisseaux ronds, de haut-bord, ravirent le monopole aux bateaux longs à rames.

 

La Goulette, la plus grande base navale du pays, bénéficia de l’attention particulière des Ottomans depuis leur établissement sur les rives de l’Ifriqiya. Dès 1534, Kheireddine la dota d’un arsenal et en fit le principal port d’attache de sa marine de guerre. Les Habsbourg transformèrent l’ancien réduit ottoman en une puissante forteresse, démantelée à son tour par les troupes de Sinan Pacha en 1574. Ses successeurs se contentèrent par la suite d’entretenir et de restaurer ce qui subsista de l’ancienne citadelle espagnole (la Karraka) et renforcèrent au XVIIe siècle la défense de la rive ouest du canal par un fortin.

À la fin du XVIIIe siècle, Hamuda Pacha chargea deux ingénieurs hollandais de réorganiser les installations maritimes de la Goulette. Le vieux canal fut alors creusé, de manière à le rendre accessible aux grosses embarcations de guerre, et relié à un bief intermédiaire et une écluse. Un nouvel arsenal, plus grand et mieux équipé remplaça également le vieux chantier de construction navale. Le tout fut entouré d’une enceinte percée de deux portes : Bab Tunis au Nord, et Bab Radès au Sud.

La petite ville de Ghar el-Melh, édifiée par le puissant dey Usta Murad (1637-1640), figurait parmi les principales bases navales de la Tunisie ottomane. Toute l’agglomération s’ordonnait autour d’un complexe maritime formé d’une darse fortifiée et d’un arsenal, défendus par trois forts. L’essentiel de ces ouvrages était l’œuvre de l’architecte andalou Usta Musa al-Andalusi, qui travailla auparavant à la réfection des fortifications d’Alger et de ses installations hydrauliques.

L’édification de Ghar el-Melh était liée au recul du rôle des vaisseaux longs dont le principal lieu d’attache était Bizerte. De cette base partaient, au XVIe et au XVIIe siècles, un grand nombre de galères et de galiotes qui ravageaient les côtes européennes. Le port qui leur servait d’abri était constitué d’une ancienne vallée fluviale envahie par la mer, formant un long canal reliant la mer au lac. Une chaîne tendue entre la Kasbah et le fortin de la Ksiba fermait le goulet d’entrée. Ces défenses furent renforcées ultérieurement par la construction de deux môles (de 50 m de long et 10 m de large) et d’un mur d’enceinte enveloppant la darse de tous les côtés. Deux redoutes circulaires armées de puissantes batteries de canons défendaient les têtes de ces jetées.

On peut dire, en guise de conclusion, que la fin du règne des Hafsides et l’établissement des Ottomans au Maghreb coïncida avec la généralisation de l’artillerie et des armes à feu. Cette mutation entraîna la naissance de nouvelles techniques de fortification adaptées à ces armes. C’est ainsi que les hautes enceintes de pierres (ou de briques) furent abandonnées au profit des profils rasants en terre pilonnée. Les vieux retranchements, hérités du Moyen Âge, notamment les enceintes urbaines, furent à leur tour « modernisés », par l’adjonction de saillants polygonaux et de plates-formes d’artillerie. Les anciens parapets, découpés en merlons et créneaux, laissèrent également la place à de simples murets percés d’embrasures à canons et de meurtrières pour les armes portatives.

Cette évolution n’enleva pas, cependant, à la qasaba son rôle de principal réduit urbain et d’outil de domination et de contrôle de la ville et de la population autochtone. Siège du pouvoir dans la capitale et résidence de choix pour la nouvelle classe de prépondérants dans les provinces, sa chute signifiait souvent la fin de la résistance de la garnison et la chute de la cité entre les mains des ennemis.

L’arrivée des Ottomans entraîna également la renaissance de la flotte tunisienne qui participa efficacement à la lutte contre les incursions des pirates chrétiens. Plus qu’un instrument de dissuasion et de protection des côtes du pays, les vaisseaux de Bizerte, de Ghar el-Melh et de la Goulette semaient la désolation sur les côtes ennemies de l’Europe méridionale et poussaient leur activité corsaire dans l’Atlantique jusqu’à l’Islande.

http://www.hmp.defense.tn/

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