Mali: les marchands de la précarité
AMARA MOHAMED-3 mai 2018
La précarité touche tout autant les individus, que des groupes entiers, ou encore les institutions. Cette précarité, ancrée à toutes les échelles de la société, révèle une profonde instabilité, et surtout des inégalités et des injustices qui entraînent des situations de vulnérabilités généralisées.Cette photo a été prise en février 2018 dans la région de Ségou. Elle en dit long sur la course de vitesse dans laquelle les maliens doivent s’engager pour préserver les biens communs. © Mohamed Amara © AMARA MohamedCette photo a été prise en février 2018 dans la région de Ségou. Elle en dit long sur la course de vitesse dans laquelle les maliens doivent s’engager pour préserver les biens communs. © Mohamed Amara © AMARA Mohamed
Rares sont les hommes politiques, aspirant à conduire le Mali vers la paix, la prospérité, l’équité, l’impartialité, qui parlent de manière structurée des questions de pauvreté et de précarité en vue de mieux les comprendre et proposer des solutions concrètes. A ces politiques s’ajoutent certaines ONG, qui, à cor et à cri, tentent de mettre en place des actions de lutte contre ces phénomènes. Mais, même si ces actions sont respectables pour leur qualité d’apaisement social, elles ne sont qu’une goutte d’eau dans le fleuve Niger.
Le constat est amer : la plupart de ces acteurs sont devenus des marchands d’angoisse, et font finalement le lit des crises actuelles et des divisions entre certains segments de la société.
Pour illustrer cette idée, je m’appuie sur l’exemple d’un voyage à Ségou que j’ai fait début 2018, pendant lequel j’ai été frappé par les situations d’abandon dans lesquelles vivent certaines zones rurales. Dans ces zones, les populations manquent de tout : l’eau potable, la santé, l’éducation, les routes, etc. Elles sont abandonnées, livrées à elles-mêmes.
Dans ma tentative de compréhension de ce phénomène d’abandon, j’ai essayé de faire le lien entre ces zones rurales de la région de Ségou et celles de Gao, ma région de naissance, celle où j’ai grandi. Je me suis résolu à reconnaître qu’à Gao comme à Ségou, la situation est désastreuse.
Dans un tel contexte, l’opposition entre les régions Nord et Sud au Mali est un faux débat puisque les mêmes problématiques les traversent. En effet, partout au Mali, et en Afrique francophone notamment, les zones rurales sont précarisées, au profit des zones urbaines. Et une des causes de cette précarité territoriale et rurale, c’est la concentration et la centralisation (héritages de l’administration coloniale) des ressources humaines, économiques et financières dans la capitale et les grandes villes au détriment des périphéries. Il y a là un dualisme, propre aux sociétés post-coloniales, qui se traduit, en général, par l’incapacité des décideurs à articuler le modèle centralisateur du pouvoir et le modèle de décentralisation. Ce dualisme participe au sentiment de précarité des populations rurales qui n’ont pas accès aux services sociaux de base. Ces populations se retrouvent donc mises à l’écart des politiques publiques, qui ne bénéficient donc qu’aux citadins et aux élites. Par ailleurs, il ne faut pas s’étonner que certains jeunes des campagnes rejoignent les rangs des narcoterroristes, afin de s’assurer un avenir.
Pour en sortir, les maliens, les africains et les amis du Mali doivent s’inscrire dans un processus d’appropriation du problème de précarité pour mieux la définir comme problématique majeure des sociétés actuelles. A partir d’un tel travail d’appropriation, une des finalités est d’envisager une action publique, mobilisant les différents acteurs et partenaires : politiques, associations, citoyens…
Pour mieux comprendre cette question de la précarité, je vais présenter quelques définitions qui semblent pertinentes, et font sens avec ce que je viens de dire sur l’instabilité sociale des populations maliennes, en particulier, rurales.
Parler de précarité, c’est reconnaître un mal être au-delà de simples complexités matérielles. Par exemple, une personne qui ne se sent pas en sécurité peut se sentir menacée d’exclusion.
Ce sentiment d’exclusion renforce en général des mécanismes de déchéances sociales de toutes sortes, et donc de précarité.
La précarité désigne « […] un risque de devenir pauvre, une instabilité socioéconomique ; elle peut aussi renvoyer à une incertitude existentielle, qui touche toutes les couches de population » (Bresson, 2007 : 6)
Dans cette perspective, la précarité, selon Maryse Bresson, recouvre quatre dimensions.
Premièrement, la précarité est à mettre en rapport avec la diversité des situations sociales à problème. Par exemple, un jeune étudiant malien, sans revenus et dont les parents ne sont pas en mesure de le soutenir financièrement, sans logement au campus universitaire, et qui habite à une quinzaine de kilomètres de l’université, vit une situation de précarité. A cause d’un cumul de problèmes, cet étudiant peut glisser dans un processus de précarité dont un des impacts négatifs est d’échouer dans son cursus universitaire. Pour réussir ses études, il n’a ni les mêmes chances ni les mêmes atouts que certains de ses camarades de milieu aisé. Il subit, il est précaire.
Deuxièmement, parler de précarité, c’est pointer une situation hiérarchisée, quantifiant des niveaux de difficultés. Par exemple, une jeune femme africaine déconsidérée, victime d’un traitement inégalitaire, méprisée à cause du fait d’être une femme, dans un groupe de travail dans n’importe quel autre espace de travail professionnel, peut être considérée précaire. Elle vit une situation de précarité, doublée par l’indifférence ; et à tout moment, elle peut basculer dans la déviance.
Troisièmement, la précarité, c’est le risque de dégradation sociale qu’encourt un individu ou un groupe. Par exemple, au Mali, les conflits entre la communauté Peul (les nomades) et celle des Dogons (les sédentaires) ont pour origine les problématiques foncières (champs et transhumance). Ce n’est pas tout. Le problème, c’est l’absence d’instances de régulation pour faire le tampon entre les Peuls et les Dogons. L’institution étatique, censée jouer ce rôle, est quasi inexistante. Elle s’est précarisée à cause de la mauvaise gouvernance. Finalement, les communautés sont livrées à elles-mêmes, alors qu’elles devraient célébrées leurs différences. Ainsi, la moindre tension entre elles peut être source de débordement, et d’obturation des liens sociaux. Et personne n’est censé ignorer que dans un tel contexte, la violence peut vite prendre place, avec son lot de terreur. Aujourd’hui, c’est malheureusement le cas dans le centre du Mali.
Quatrièmement, la précarité est liée aux situations d’incertitude et d’instabilité propres à une société en mutation. Cette précarité saute aux yeux quand on se rend à la Bibliothèque Nationale du Mali où on peut constater la présence de livres dégradés, des salles de travail quasi vides ainsi que la quasi absence de professionnels, etc
http://www.tamoudre.org/developpement/m ... precarite/